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picpech
8 mars 2012

Double Michaudu pr

   

 

 

 

      Monsieur Michaudu ferma la porte de la chambre délicatement. La vieille femme reposait.Il lui jeta un dernier coup d'oeil. Comme toujours, seule une partie de son visage semblait détendue, le côté gauche conservant une note de crispation qui l'intriguait.

     Chaque fois qu'il partait plusieurs semaines, il rendait visite à sa mère adoptive, pour s'assurer de visu qu'elle se portait bien, parce qu'il aimait tout simplement sa compagnie, et pour un peu se raconter, feuilleter le passé proche et évoquer le futur immédiat.

     Il était venu l'informer qu"il s'absentait trois semaines pour un stage --- découverte de soi à travers la sculpture sauvage ---: il lui en avait parlé avec enthousiasme, comme à chaque fois qu'il s'inscrivait pour une activité type recherche de soi.

     "T'as encore trouvé une nouvelle lune!"

     Combien de fois avait-il entendu cette phrase rituelle qu'elle ne manquait de lui souffler? Toute nouvelle expérience, sur laquelle on ne pouvait fermer le poing ou définir clairement, se trouvait qualifiée de lune; une expression à elle pour signifier que cela devait donner plus d'ombre que de lumière. Mais cette fois, elle avait ajouté:

     " Mais n'est-ce pas une vieille lune!"

     Sur le coup, il avait souri,affable, avec peut-être un zest de commisération. Mais maintenant, cet additif à l'habituelle ritournelle lui agaçait les neurones comme un grain de sable dans une chaussette. Il monta dans sa vieille 405, en parfait état, et prit la route.

     Monsieur Michaudu glissa une cassette de Philippe Léotard dans l'auto-radio.Il en adorait la voix un peu rocailleuse qui coulait, profonde, mâle, un peu l'antithèse d'un Sinatra. La vie, la douleur, l'amour, le plein de bosses incapable d'éroder la tendresse, c'est cela qu'il aimait. Cette tendresse pleine de rimes calleuses, de gueules et de destins de travers. Ca lui remettait une dose de vie dans la sienne.

     Il vérifia que sa boîte à gants contenait ses autres clefs, son baume coleur à lèvres et son autre agenda. Il lui passa par l'esprit qu'il avait deux voitures, deux agendas, deux maisons. Deux vies? La petite voix qui venait de lui souffler ceci lui arracha un sourire. Il ne pensait pas mais...

    Cela lui était venu sans qu'il s'en aperçoive vraiment. Il ne se souvenait plus quand cela avait commencé. Peut-être avait-il un jour égaré son agenda, en avait-il acheté un autre, avant de retrouver le premier. Alors, gêné par l'idée d'avoir fait un achat inutile, histoire de l'utiliser, il avait dévolu cet genda superflu, à l'agréable, aux plaisirs, au désir, voire à l'imaginaire. Il possédait un agenda sérieux et un agenda heureux!

    La circulation difficile l'avait retardé, aussi demeura-t-il juste te temps qui lui était nécessaire dans sa maison de campagne. Il y abandonna sa vieille 405 noire pour monter dans une voiture encore plus vieille au dire de ses papiers, mais autrement plus excitante. Une Facel Vega des années cinquante, d'un rare violet l'attendait.

    Le fait qu'il soit en retard lui fit remettre à une moment ultérieur le changement de tenue. Tout juste desserra-t-il son noeud de cravate et déboutonna-t-il la veste du costume qui lui servait d'uniforme. 

    L'après-midi était bien avancé et il roulait la fenêtre ouverte. Le soleil commençait à poser ses ors sur la cîme des arbres. Tout en roulant il se mit un peu du baume couleur à lèvres qu'il avait acheté la veille. Juste pour voir.  En tentant de se regarder dans le rétroviseur, il dut faire involontairement un écart, car un furieux coup de klaxon le rappela à l'ordre, le conducteur le dépassant, lui adressant des gestes obscènes.

   La faim s'en venant meugler dans son estomac, il avisa un petit supermarché et entra s'acheter de quoi se ravitailler. Il ne tenait à perdre trop de temps dans un restaurant ou un mauvais snack.

    Un des péchés mignons de Monsieur Michaudu était le boudin noir froid dégusté avc un pain au sésame bien croustillant. Vu l'heure, il trouva bien le boudin et le pain au sésame, mais pas le croustillant!

   En ressortant du magasin, il trouva deux ou trois admirateurs autour de sa voiture, avec lesquels il échangea autant de banalités.

   Peu de temps après, il s'arrêta sur une aire de repos d'où il dominait un profond paysage que lacéraient deux ou trois routes toutes en courbes. Toutes les conditions d'un petit plaisir programmé furent mises à mal par l'absence du petit opinel que Monsieur Michaudu déposait toujours dans une poche du siège passager. Un quart d'heure de recherches lui fut necessaire avant qu'il le retrouve sous la banquette arrière.Comment diable avait-il atterri là?

   Tout ce temps perdu lui gâcha quelque peu le plasir. Le paysage s'était fort assombri. Il se restaura néanmoins, profondément avachi sur le siège, avant de reprendre la route.

    Deux heures plus tard, il traînait dans sa chambre d'hôtel, d'où il repartirait le lendemain pour le lieu du stage, distant d'une trentaine de kilomètres.

   Il avait balancé son costume trois pièces sur la télé, ses chaussures sous le lit, et, en caleçon, vidait sa valise de la tenue qu'il prévoyait de porter dès demain: de la couleur, de l'ample, du décontracté, voire du négligé. 

   Il regarda dans la glace ce que donnait ce baume couleur pour les lèvres. Il alluma la télé, zappa cinq minutes et l'éteignit.. Son regard survola le costume trois pièces qui, de sur, était passé sous la télé.Puis, il s'y accrocha, comme un tronc près d'un rivage, pris dans les remous.

   Il se leva, ouvrit la double fenête et regarda dehors. La façade de l'hôtel surpombait une voie ferrée sur laquelle arrivait un train. Sans réfléchir il plongea dans la pièce, attrappa le costume et le balança du sixième.

   Dans la nuit noire, il lui était impossible d'affirmer qu'il était tombé sur le waggons mais il l'espéra. Quoique s'il était tombé dessous, peu de chance qu'il le remette!

    Il referma la fenêtre et se coucha, étonnament calme. Il prit le programme du stage, le feuilleta.

   "Mais n'est-ce pas une vieille lune?"     

                                                                          P.R

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