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21 mai 2013

Voix des îles et des ailes

Atelier d'écriture d'Odile Pommier, du 2 mars 2013 - Lagrand

Un tas de photos sur une table. Se pencher dessus, regarder, voler, imaginer. Choisir une photo.

Par l'écriture, faire revivre une personne ou le décor de la photo en décrivant ce que le punctum dit du lieu ou des personnages ou de la situation représentée (punctum : ce qui touche, qui blesse, le point central d'une cible émotionnelle).

Que perçoit-on à travers les échos anciens dans une chaîne historique et sociologique qui arrive jusqu'à nous, aujourd'hui ?

Quelle méditation sur le "ça a été et sera ne sera plus" ?

Et tout en osant écrire le mot "mort".

 

 

Voix des îles et des ailes

 

Voix des îles et des ailes

 

Ils sont trois, sur la terrasse, accoudés au fer forgé, sous la vigne sans feuilles.

C'est l'hiver, un dimanche après-midi. C'était à l'époque où l'on se réchauffait à grands coups de rigodon. Oh, il ne fallait pas grand-chose, juste deux violons. Et sur la terrasse, les deux gars à droite, ce sont eux justement les violoneux, ces musiciens nous obsédant de leur musique cyclique au tempo déhanché toujours retombant sur ses pattes, faisant passer la vérité des corps dans un temps suspendu. Car il fallait bien que le corps exulte. Il fallait bien qu'en ce temps là, aussi, hommes et femmes s'approchent, s'effleurent, se touchent, se sentent, ressentent, se mêlent, s'emmêlent, s'étreignent, s'allument, s'enflamment et entament des pas de deux comme depuis le début du flot d'âmes, depuis tant et tant que s'écoule ce courant.

Sinon nous ne serions pas, je ne dirais rien.

Les musiciens sont ceux qui permettent cela, la mécanique des fluides, ondes d'eau du do dièse sur le sol miré, fa majeur là bémol si bécard. Ils jouent et nous regardent. Ils nous entendent écouter et ils nous voient regarder et la musique passe au travers d'eux pour nous porter, variations en Ut mineur, art de la fugue, heure de la fuite, du flux et du reflux, et c'est une vague.

 

Sur la photographie, celui de droite meregarde droit dans les yeux, à travers ce temps qui nous sépare, je vois bien qu'il me regarde, malgré ce temps passé, ce temps de l'en-dessous des prés.

Il est là et me regarde.

 

Il a son violon sous le bras, il est fier d'être, il a au regard un éclat qui pourrait paraître défi.

Mais, voyez-le ainsi, cet air de défi est une marque de fidélité à la nécessité de la défiance, ne nous fions pas à l'impression que nous donne celui qui se donne l'air : il a l'air et c'est lui qui joue les notes. C'est lui cet autre, notre hôte, qui les a dans sa hotte, qui se les ôte et qui nous les offre. Alors à notre tour d'être généreux, on peut lui accorder d'être fier d'un tel cadeau qu'il nous fait. Et vous le savez, vous qui le voyez, il regarde comme il le peut, comme chacun, il est intimidé par cet objectif intrusif qui le fixe à jamais, pour une suspension de la vérité des corps, dans un temps en sépia.

Pas facile d'en supporter le poids quand on incarne dans les regards le rôle de celui qui mène le bal sans savoir où il ira. Au mépris des sociales convenances, il ouvre la porte aux possibles pour entrer dans la danse. Je le vois bien sur cette photographie jaunie, cela l'aide de se recouvrir d'un voile de défi, cet enfant à peine vieilli, cela le protège sûrement de l'intensité des regards portés sur lui.

 

Et au fond de moi je me dis que cela place le débat là où il doit être : ce défi est une invitation à descendre de sa croix, à marcher en dehors des clous, à ressentir au-delà du temps du corps social.

Le temps d'un dimanche après-midi, cet espace en mouvement du temps suspendu, permet que le poids du lien social s'efface, que ses nœuds se délacent, que les rôles à la quarte se mélangent avant même d'être distribués, de voir d'une vision à la tierce-personne pour une lecture pure avec des yeux d'enfant, de se conter une histoire sans farces, d'avoir une conduite sans fards dans l'obscurité de la salle de bal, de poser ses pas sur le sol, sans faux-semblant ni faux-col.

 

C'est un rêve sans parole qui ne s'arrête jamais. La musique occupe tout l'espace.

Et moi, je ne peux m'en lasser de l'indicibilité sans laquelle en s'enlaçant on ne peut s'élancer.

 

La scène a été fixée fin XIXème, début XXème, le temps d'avant, il y a longtemps maintenant.

Un dimanche après-midi d'avant, il y a longtemps.

Ou bien juste hier, là, juste avant cette nuit. Ou bien encore aujourd'hui, là, maintenant. Et demain.

Ces trois élégants, et particulièrement celui qui me regarde profondément, ils ne sont pas morts, ils sont éternels. Ce sont des hommes qui permettent le transit de la nature humaine.

Chaque génération voit sortir de ses rangs des gens qui n'ont d'autres choix que de porter la voix de la joie ainsi que la voie de l'émoi, avant le grand charroi. Ils ne sont pas morts, je les ai rencontré il n'y a pas longtemps, réincarnés dans d'autrescorps, d'autres regards d'or avant la mort.

Les musiciens vont et viennent sur les chemins.

Ils nous permettent de nous prendre par la main, de nous tendre le pain.

Depuis le début jusqu'à la fin, donnons-leur leur vin quotidien car ce sont eux les saints.

Entrons dans la danse puisque le flotcoule, mêlons-nous à la houle folle, voix des îles et des ailes.

 

Et quand il le faudra, relevons le défi de nous saisir de notre écho d'âme pour faire fondre la glace qui nous recouvrira. Quitte à paraître fier, et d'avoir l'air de se donner des airs.

 gilles feu

Gilles LLORET

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