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picpech
10 juillet 2013

La lande aux genêts - 3

 

Hier au soir, je me suis enfui du Centre Expérimental des Âmes, le C.E.Â.

J'y étais retenu prisonnier ou prisonnière, comment dire, je ne sais plus qui je suis.

Je ne sais combien d'autres pauvres hères, compères de misère du pire, étaient en même temps que moi sous l'emprise de leur Empire.

 

Au C.E.Â., on m'a transformé(-e). La grande expérimentation qu'ils disent. C'était après la Grande Transformation. Avant, je vivais, avant de sombrer. Je me suis retrouvé au niveau du caniveau, ce corps que tous enjambent sans regarder le tas devant leurs pas, dégoûtés par l'apparence de déchet qui me suintait de la peau. Ils m'ont attrapé. Ils m'ont enfermé.

Ils m'ont expérimenté, sondé, interrogé, fait douter jusqu'à ce que je que je perde mon identité. Puis ils m'ont opéré, transfusé, trituré, découpé, charcuté, re-conditionné en quelques sortes. Nous étions détenus séparés, dans des cellules sans miroirs, à l'écart de tous regards. De temps en temps nous arrivions à nous apercevoir, sans réellement s'observer, à la dérobée, quand dans les rituels de la journée, un espace de temps échappait au contrôle de nos rôles.

De moi, il ne reste rien, si ce n'est quelques éléments corporels, bien loin de ce qu'a pu être mon apparence réelle. Mon être existentiel n'est plus. Du moins, c'est ce qu'il me semble. Car à dire vrai, je ne sais plus ce que j'étais, qui cohabitait en moi. Maintenant c'est le vide. Ma pensée autrefois limpide est aujourd'hui insipide, fade, je ne me goûte plus, ma salive est sèche, close est ma bouche.

 

J'errais en présence de mon absence. Un sursaut de lucidité m'a libéré. Je me suis enfui. Peut-être est-ce prévu au programme. Peut-être me suivent-ils en ce moment même. Je ne sais pas. C'était peut-être trop facile. Je ne sais plus. Je ne savais pas où aller, mais sans hésiter j'y suis allé.

 

Je me suis dirigé vers l'Est, quittant la vallée centrale espérant rejoindre les espaces encore épargnés par la Grande Transformation. Je fuyais la sourde menace des grandes tours aux secrètes machineries enfouies, haletantes et sifflantes, aux grondements de poumons d'acier, ces cris d'orfaies lancés du haut des donjons, beffrois d'effroi hérissés de mâchicoulis à pointes de fer, tous ces monstres figés et ces gargouilles dentues et bifides prêtes à déchiqueter les corps des humains insectifiés rampants à leurs portées, si ceux-ci s'éloignaient du Comportement de Destinée Impersonnelle qui leur avait été attribué à jamais.

J'ai marché, marché, marché, traversé landes et marais, coteaux et forêts, routes et canaux ont été franchis en une nuit. J'étais animé d'une énergie que j'ignorais jusqu'alors.

La combinaison du C.E.Â. est une réussite. On dirait un vêtement, mais c'est beaucoup plus que cela. Elle a l'apparence et l'élégance d'un costume médiéval, permettant d'affronter en tous milieux toutes situations climatiques. Ceinturon, ouvertures et manchons, encolure et pantalon, des chaussures au capuchon, tout est réglable par un jeu de fines ceintures et de cordons afin de régler confort du corps et température, en fonction de la nature de son utilisation. On s'y glisse dedans comme dans un gant, elle devient en quelques gestes une seconde peau, étoffe d'une seule pièce inspirée de la simplicité sophistiquée des usages d'un autre âge. Mais elle semble dotée de secrets pouvoirs. Je la soupçonne de receler dans la science des fils de ses mailles la trame de l'Empire du Pire. Un jour, là-bas, j'ai cru comprendre que celui ou celle qui nous voyait ainsi vêtu ne percevait que ce qu'il voulait voir. A moins que ce ne soit que ce qu'il ou elle ne pouvait pas voir en nous. 

---

J'étais alors arrivé à ces contreforts rocheux peuplés que de rares habitants besogneux, grattant ces espaces pierreux, en quête de racines ou d'œufs. Les Rêveux les appelait-on à l'époque où l'on donnait encore des noms aux âmes des Hommes, avant la Grande Transformation. Je les connaissais. Par pulsation, en atteignant ces collines, ma mémoire semblait resurgir d'un trou noir.

C'était le début du jour, dans un paysage matinal. Je remontais un petit val de l'aval vers l'amont. Au loin un mont tourmenté entaillé d'une falaise, aux rotondités de braise et aux surplombs de plomb. Un soleil d'or liquide éclaboussait tout ce qui émergeait de la brume. Sur chacun des brins d'herbe ployés, la rosée illuminée perlait de milliers de billes de verre éphémères. La terre fumait. Les genêts embaumaient. Au loin des chevaux hennissaient.

Une quiétude m'envahit, m'inquiétant d'un soupçon de désir s'insinuant tel un souffle primal s'extirpant du mal. Etait-ce le moment d'être sentimental ? Ne fallait-il pas que je reste en éveil, évitant les écueils de ma faiblesse renaissante ?

Les émotions affluaient et battaient à mes tempes. Ma pensée tremblait de nouveau comme une feuille au vent. Je frémis, ma vue s'embua. Je butais et manquais me renverser sur les rochers qui pointaient, me rappelant à la prudence.

J'espérais atteindre la délivrance des souffrances endurées. Il ne fallait pas tout faire rater.

Quelque chose au fond de moi me chuchota qu'il fallait que je m'apprête à m'arrêter.

M'arrêter quelque part.

Echapper au hasard.

Se poser.

Survivre.

La fuite ne peut être une existence.

 

Il me fallait un terrier à creuser dans cette lande. Et il me faudrait aussi me nourrir de la lande, provende aride rendue providentielle grâce à ses ailes de solitude. 

Je cherchais l'endroit propice. De l'eau. Des arbres, de l'ombre, un creux où me blottir.

De quoi me cacher des regards. De quoi allonger mon corps.

Un endroit où dormir. Rêver enfin. 

Je cherchais des repères, à grandes enjambées, flairant les indices d'une tanière. Au détour d'une butte, échappant aux perpectives des regards qui pouvaient être lancés alentours, je découvris le grand chêne, dévoilant sa splendeur. Son tronc énorme et trapu soutenait des branches multi-séculaires. Son feuillage moutonnait, les branches s'y perdaient. Seul arbre de cette taille coulé dans la lande, niché dans un repli de terrain encore vert, dominant le ruisseau.

 

Cet arbre me tendait les bras. Je le touchais. Depuis combien de temps n'avais-je effleuré une telle écorce rugueuse ? Je me glissai autour de son tronc et sous une dalle noyée par ses racines, par une coulée juste à ma taille, je découvris l'espace d'un nid idéal. Je pouvais m'y blottir. J'en ressorti esbaudi. Touchais-je au but ?

A ce moment-là, comme si je planais au dessus de moi-même, je me vis tel un grand singe qui trouve enfin l'Eden, le sein dessein de la vie.

Mes pas me portèrent vers la rivière, pressentant qu'il y coulait une eau claire.

 

Soudain, rompant ma solitude heureuse, tel le tonnerre déchirant l'air, un cri retentit, puis bondit d'écho en écho. Un cri comme jamais je n'aurais pu imaginer pouvoir en entendre un.

Un cri humain, mais un cri qui aurait pu être celui d'une bête.

Mais y a t-il d'ailleurs une différence ? N'étais-je pas grand-singe il y a quelques instants, en me sentant redevenir humain ?

Ce cri me glaça et figea ma course vers la rivière. Je me tapis dans les fougères et m'immobilisais. 

Un temps passa.

Les sens en suspens, j'observais l'arbre. Le cri avait semblé provenir d'en haut, bizarrement. Je devinais une silhouette, trop grande pour être un oiseau, plongée dans l'onde du feuillage éventé. Un autre être ? Un être femelle ?

 

Je m'allongeais de tout mon long et rampais vers l'eau qui filait là-bas, voie de salut me sembla t-il alors. Et de là-bas j'y verrais mieux, me dis-je. Je me coulais dans la végétation. Dans l'eau, une couleuvre glissa, ou peut-être une anguille ? Etait-ce un signe ? Je m'immobilisais de nouveau.

Un temps passa encore.

Je ne pouvais pas rester ainsi le dos au cri, en attendant un dénouement qui pouvait m'atteindre, fatalement.

Je devais prendre l'initiative.

Je me relevais.

La combinaison du C.E.Â. devait encore produire ses effets de dissimulation d'âme. Evidemment, tant que je porterais cette combinaison expérimentale, je ne pourrais être reçu comme l'homme que je souhaitais tant être.

Je l'enlevais.

Maintenant, j'étais nu dans le vent, face au val ; au loin, la vallée centrale.

 

Brusquement, je me retournais et là, je découvris tout net, face à mon regard, apeurée, à une dizaine de mètres, perchée sur une branche du grand chêne, une femme !

Une femme, les mains sur la bouche, les yeux écarquillés, affolée, il me semble, par mon apparence.

Mais que perçu t-elle alors ? Qu'a t-elle vu réellement ?

J'avais ôté ce vêtement pour elle, me mettant nu pour elle, pour dévoiler ce qui restait de moi.

Je me présentais à elle tel un animal afin de lui prouver ma qualité d'humain. Je tentais de révéler à la femme ma nature profonde. Toutes les femmes rêvent d'un amant, tous les homme rêvent d'être aimés.

Tout en moi espérait partager avec elle ma quotité d'Adam dans l'Eden du Grand Chêne.

Mais, de ma nature, qu'en restait-il ?

Rien.

 

Dans ses yeux de femme, je vis la peur s'y lover à jamais.

A l'évidence, la violence de leur science m'avait condamné au silence des espèces.

Je n'étais plus un homo-sapiens. Le C.E.Â. avait réussi son expérience.

Je ne serais plus qu'une âme en peine. En panne.

Paix à nos âmes.

 

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